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dimanche 16 mars 2014

Aliza Claude Lahav - Le marché









Au marché - Demonaz




Le marché de Aliza Claude Lahav


Sur le boulevard, en bas de chez moi, le marché vient s’installer trois fois par semaine, le dimanche, mardi et vendredi . La veille, dans l’après-midi, on plante des poteaux, on installe les étals, on déplie les bâches qui protègent de la pluie ou du soleil. Le lendemain, très tôt, les marchands arrivent avec camions ou camionnettes, déballent leurs marchandises, primeurs, viandes, fromages, ustensiles, ou autres objets des plus insolites. On s’interpelle d’un stand à l’autre, on prend des nouvelles, on s’intéresse, du coin de l’oeil on jauge la marchandise des voisins. Et bien sûr on va prendre un café bien tassé, ou un petit rouge, mais pour certains c’est un petit blanc, au café du coin. On trinque avant de commencer la journée, avant que badauds et clients n’arrivent ; il faut bien s’éclaircir la gorge avant la criée, ce n’est pas avec une voix éraillée que l’on vend ses fruits et légumes. Les fromagers, eux, sont moins bruyants, du moins j’en ai l’impression, c’est plutôt par le parfum de la marchandise qu’ils attirent le client. Quant aux fleuristes et pépiniéristes, il leur suffit de déposer sur leurs étals leur richesse de couleurs, de formes et de parfums et les badauds s’arrêtent pour humer un peu de rêve d’espaces verts et de nature.

Sur ce marché il n’y a pas que des victuailles, on y trouve également un grand choix de marchandises, des plus banales aux plus étonnantes. Vêtements, parapluies, sacs à main, vaisselles neuves et usagées, bijoux, babioles de toutes sortes, jouets anciens et modernes, et sans doute bien d’autres que j’oublie… il y a même un joueur de boite à musique avec un chapeau haut de forme et sur son épaule un petit singe à l’air blasé attaché à une chaîne. Mais le plus insolite des stands, celui qui attire les curieux sans pour cela en faire des acheteurs, celui qui intrigue et qui fait sourire les plus dubitatifs, celui qui est le plus silencieux et le plus discret du marché, c’est celui du marchand de mots. Le monsieur qui le tient est vêtu d’un élégant, bien qu’élimé jusqu’à la trame, costume gris foncé enjolivé d’une cravate noire à gros pois jaunes. Il se tient un peu à l’écart, prêt à servir ou à répondre à la demande des passants, un vague sourire sur des lèvres un peu pales, un visage émacié qui laisse deviner que cet homme ne mange pas tous les jours à sa faim. Il est présent, tendu, prêt à remettre de l’ordre dans la marchandise souvent malmenée par les clients.

Sur l’étal les mots sont rangés dans un ordre parfait ; classés par catégories, chaque mot inscrit sur son petit carton, comme une carte de visite, et placés dans des dizaines de boites et coffrets de toutes formes et grandeurs et de couleurs variées. Sur chaque boite un titre qui permet de faciliter les recherches ; il y a la boite aux mots de tous les jours, celle aux mots rares et insolites, celle aux mots d’argot et une autre aux mots anciens, une aux mots tendres, une autre aux mots de colère. Les inclassables se trouvent dans une boite à chapeaux d’antan, ceux de vengeance sont sous cloche, comme des fromages à l’odeur incommodante. Quant aux mots d’amour ils sont rangés soigneusement dans un ancien coffret à bijoux muni de petites cases et tiroirs tapissés de velours rouge foncé.

Je ne vais jamais au marché sans passer par là. Je fouille, je regarde jusqu’au fond des boites, j’y trouve des merveilles. Certains mots me font sourire, d’autres éveillent des souvenirs, et puis il y a ceux qui me font rêver, ceux qui m’émeuvent un peu, beaucoup. Mes préférés sont les mots rares, ceux que l’on entend peu, que l’on écrit jamais et que l’on lit rarement. Et puis j’observe. J’observe les passants qui, curieux, s’arrêtent un moment et continuent leur chemin. Les habitués qui ont des demandes, des besoins précis, qui recherchent certains mots parce que leur mémoire leur fait défaut. Il y a aussi les amoureux des mots, ceux-là ne s’attardent pas à la signification, mais plutôt à ce que tel ou tel mot évoque en eux ; ils en apprécient l’harmonie plus que le sens. J’ai vu, je vous l’affirme, des personnes s’extasier sur de si jolis mots comme « Abeillage » ( c’est un droit seigneurial), « Érubescent » ( quelqu’un qui devient rouge), ou encore « Majolique ou Maïolique » ( si doux à l’oreille, mais qui n’est qu’une faïence ancienne italienne ou espagnole), « Panséléne » (c’est la pleine lune). Zec est un zest et Trudaine une tromperie, « Erotidies » est un nom féminin qui se met toujours au pluriel, laissez donc votre imagination vous mener vers sa signification.

Si par hasard vous passez par là en fin de matinée, heure à laquelle le marché est bondé, vous verrez beaucoup de monde autour du marchand de mots ; les gens, certains avec un regard un tant soit peu moqueur d’autres tout à fait sérieusement, regardent, fouillent dans les boites et cartons, s’inspirent ou interrogent, et laissent derrière eux une grande pagaille. On peut alors admirer toute cette ribambelle de mots dispersés sur l’étal, toutes catégories confondues, les mots d’amour ou d’amitié avec ceux de vengeance ou de guerre, les insultes avec les mots doux, les anciens avec les nouveaux… on a l’impression qu’ils vont se donner la main pour faire une grande ronde autour du marché. Lorsqu’un client désire acquérir un mot, quel qu’il soit, et qu’il demande au marchand : « c’est combien ? » celui-ci explique qu’il ne s’agit pas d’argent, mais d’un échange, si vous prenez un mot vous en déposez un qui fait partie de votre vocabulaire et le tour est joué. À cet effet le marchand indique un coffret à moitié plein, c’est là que l’on dépose sa quote-part ; à côté il y a des petites cartes vides il vous suffit d’y inscrire le mot dont vous aimeriez vous séparer. Il me semble que vous avez fait une bonne affaire n’est-ce pas ?

Le marchand, quant à lui, ce n’est pas étonnant qu’il ait l’air si décharné ; l’amour des mots ne nourrit pas son homme. Mais en apprenant son nom de famille on comprend bien qu’il avait un avenir prédestiné. Sur une plaque en cuivre placée au milieu de l’étal on peut lire :

« Marchand de mots de père en fils – Monsieur Vocabulis »

©Aliza Claude Lahav

Mai 2011



Documentation:
 "Petit dictionnaire des mots rares et anciens de la langue française"Que vous pouvez trouver ICI

2 commentaires:

  1. J'adore cette idée de marchand de mots au nom à la consonance fleurie de Vocabulis, c'est excellent ! Merci Aliza pour cette joute vocale, merci TippiRod, vous faites un beau duo !

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    1. Merci Zibelyne ! Aliza et moi, espérons du monde à son marché et à cet étal de boîtes si singulières.

      Bientôt d'autres surprises tout aussi alléchantes dont Aliza a le secret ...

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