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samedi 26 avril 2014

AMARANTHE - LA JOURNÉE DE L’INDIFFÉRENCE








La journée de l'indifférence



À la radio ils avaient dit : « demain, nous ferons la fête à l’indifférence. Vos témoignages seront lus à l'antenne. Vous pouvez aussi laisser quelques mots sur notre répondeur ou nous appeler en direct. Nous mettons aussi à votre disposition un numéro spécial pour vos promesses de dons.

L'émission commençait à dix heures.

Ils prirent d'abord, au hasard, l'appel de Juliette, qui dit que c'était une pitié tous ces gens dans la rue et que dès qu'elle le pouvait, elle donnait un petit quelque chose.

L'animateur remercia les Juliettes et les Juliens car ils étaient nombreux. Au passage, il lui demanda pour combien elle s'engageait tout en pensant à son dernier placement exempté d'impôt qu'il faudrait tout de même placer ailleurs car un copain lui avait dit que d'autres rapportaient plus.

Il ne demanda pas à Juliette, car il s'en fichait royalement, ce qu'elle ressentait quand on lui téléphonait à l'heure des repas, quatre fois par semaine, en lui demandant de réfléchir à tous ces gens qui ont faim, elle qui avait la chance d'avoir sa retraite. Et Juliette n'osa pas dire qu'à chaque fois que le téléphone sonnait, elle décrochait le cœur battant et éprouvait un petit pincement car elle aurait bien voulu qu'on l'appelât pour elle, pour savoir comment elle allait. Mais probablement que ce n'était pas dans le script. Mais un appel, c'est toujours une voix, un contact, une présence.

Tous souriaient dans le studio : gentille Juliette.

Ils étaient émus quand ils prirent Jacques au téléphone.

"Et vous Jacques, comment combattez-vous l'indifférence ?"

Jacques était d'avis que le combat contre l'indifférence y gagnerait s'il était rappelé aux patrons qui pointent au CAC 40 qu'il faut payer ses impôts et ses cotisations. Car il y a souvent des relations de cause à effet. Est-ce que cette radio pourrait faire un jour une émission sur les droits et les obligations de chaque citoyen et même des hauts placés ? Parce que lui, Jacques, ce qu'il voulait dire, c'est que ce n'est pas par l'opération du Saint-Esprit que les écoles, la santé, les retraites, les allocations familiales, les routes et puis j'en passe, sont financées. Et quand des gens sont licenciés parce que les actionnaires ont des états d'âme, quand les retraites, les allocations pour le logement sont réduites, les rangs de ceux qui sont mal lotis grossissent. Et de fil en aiguille, Jacques se demandait si ce n'était pas un peu léger qu'en bout de course, ce soit Juliette qu'on culpabilise. Mais il convenait que c'était très astucieux.

Et en fait, il en était encore à se demander si le produit de la journée de solidarité financée sur son dos aidait vraiment les personnes âgées.

Dans le studio, il y avait un silence feutré. Et Jacques, à qui on ne coupait pas le sifflet comme ça, conclut en disant qu'une générosité bien ordonnée devait avant tout être collective, qu'ainsi elle devenait une obligation et que ceux envers qui elle s'exerçait avaient alors un droit.

L'animateur lui dit que le message était passé mais Jacques eut le temps de rappeler que la semaine prochaine, il y aurait une manifestation et qu'il espérait que sa radio préférée en parlerait avec autant de soin qu'elle parlait de la journée de l'indifférence.

" Salut la compagnie."

Pour alléger l'ambiance, l'animateur eut recours à son arme de choix, Lucille, dotée d’une voix apaisante quoique très troublante.

Avec tactique et savoir-faire, elle posa quelques mots sur les maux de l'indifférence. C’était dommage qu’il n’y ait pas de caméra.

L’indifférence, à tout prendre, qu’est-ce ?

Beaucoup de peur et d’ignorance. Le regard qui se détourne par crainte mais aussi par pudeur. Et si c'était moi cette personne couchée là ? Si c'était moi ce regard éteint, cette femme, cet homme dont chacun se détourne ? Mais c'est peut-être moi, toi, cet être humain que personne ne veut voir. N'est-ce pas ce que nous pouvons devenir qui nous effraie ? Et pourtant c'est la différence qui fait notre richesse. Il ne faut pas la nier mais l'accepter. L'indifférence, c'est le vide. Accepter l'altérité, la diversité, c'est construire l'avenir. C'est chercher à comprendre. L'absence de compassion, de sollicitude nous isole et nous détruit aussi bien qu'elle anéantit les êtres rejetés. Seule l’empathie peut nous sauver de la solitude. Croiser des doigts, offrir la chaleur d’un regard. Les gens ne sont pas qu'une silhouette. Ils sont de chair et de sentiments, sombres, lumineux ou violents mais jamais transparents.

Et tous dans le studio d'applaudir Lucille parce que c'était beau même si l'animateur ne comprenait pas toujours où elle voulait en venir.

"Maintenant, nous accueillons Nadia" annonça-t-il d’une voix suave. "Dites-nous Nadia, comment construisez-vous l'avenir ? Que vous évoque la compassion ?"

Nadia dit qu'à son niveau, le contraire de l'indifférence, c'était ne pas changer de trottoir ou de wagon de métro et donner au moins un sourire. Peut-être une pomme si on en a ou bien un pain au chocolat, ça fait toujours plaisir.

« L’indifférence aussi, c'est parler à plusieurs dans la même pièce, même parler de générosité, mais en écoutant uniquement le son de sa propre voix."

« Vous voulez dire ? »

« Avant, quand quelqu'un disait où il avait été, on demandait ce qu’il avait vu, ce qu'il avait aimé. Maintenant, on répond : et moi, j'ai été là-bas. On n’écoute jamais les réponses, on s’en fiche complètement. »

Nadia ne connaissait pas son patron mais il y avait des choses dans ce qu'avait dit Jacques qui l'avait touchée. Parce qu'elle, Nadia, voulait que son frère qui ne travaillait pas et qui galérait d'entretien en entretien ait des droits comme ses frères humains et pas que des bons de générosité. Elle voulait qu'il se sente comme les autres.

Elle voulait dire aussi que souvent à la cafétéria, on lui faisait la morale. Elle gagnait un peu plus du SMIC quand il y a tant de gens dans la rue, elle pouvait faire un petit effort ! Et ces gens solidaires et fiers de l'être en fin de compte l'ignoraient car ils n’étaient pas du même monde.

D'ailleurs c'est bien simple : l'autre jour dans l'ascenseur, ils étaient montés à trois pour aller fumer sur le toit, c'est le dernier lieu à la mode quand on veut être entre gens d’importance et elle s'était sentie transparente. Il y en a même un qui avait fini par lui dire "oh pardon, je ne t’avais pas vue."

Et puis elle parla de ce jour où avait été organisée une réunion de soutien à un collègue qui se faisait licencier, car il faut bien réduire les effectifs et il y en a forcément un sur qui ça tombe, et seuls quelques irréductibles étaient venus.

"C'est vrai que l'indifférence ne se règle pas uniquement par le don" se dit alors Lucille. Elle enleva son casque pour prendre à part l'animateur auquel elle raconta ce jour où elle avait vu une pharmacienne refuser de vendre une seringue à deux jeunes gens manifestement drogués. Probablement une prise de position vertueuse. Mais fermer les yeux et les renvoyer à la recherche d'une seringue usagée dans la rue et possiblement à la mort … Ce à quoi l'animateur répondit que certains pharmaciens refusent de vendre des préservatifs, indifférents aux cercueils qui s'alignent.

Une discussion s'engagea alors, hors antenne, chacun ayant un exemple sous la main.

Comme il faut savoir trouver la note juste pour finir en beauté et que l'objectif n'était pas la totale remise en cause de la société mais la réconciliation, l'animateur dit que l'heure ayant tourné, il fallait se quitter et que le mot de la fin allait revenir à Fabrice, jeune poète de dix-sept ans, lui aussi confronté à l'indifférence. L’indifférence d’une voisine, mère de famille, qui tranquillement ignorait son regard languide. Et que bien sûr le numéro de téléphone pour les dons de la journée de la réconciliation restait ouvert jusqu'au soir.

C'est Lucille, que les mots de Fabrice ne laissaient pas indifférente tant elle les trouvait adorables et délicieux, qui fut chargée de dévoiler les quelques phrases :

« Sur ses traits lisses, je ne lis qu’un peu d'ennui, une vague nonchalance. Je l’appelle ma belle indifférente, mon ignorante. Ses yeux me brûlent et me consument. Je respire, d'épices et de vanille le parfum de sa peau d’ambre. Je l'imagine, humide et gémissante, je la tiens dans mes bras, pantelante. Et puis elle me regarde et m'enfonce dans le cœur la lame effilée de son regard émeraude. Je me noie dans ses yeux qui ne me voient qu’en transparence. Voilà pour moi l’indifférence. »



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