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samedi 17 mai 2014

DURANDAL - CENT HONTES CENT REMORDS








À votre cent an !




CENT HONTES, CENT REMORDS



Il fallait apprendre à compter jusqu’à cent parce qu’après, cela irait tout seul. Combien de fois as-tu compté jusque cent ? La première fois c’était difficile, tu as cru que tu n’y arriverais jamais. Tu as compté le plus vite possible, tu craignais de ne pas arriver, cela te paraissait si loin ! Et pourtant tu y es arrivé et quand ta mère t’a dit avec un sourire grand comme un vent de liberté qu’après, cela recommençait tout pareil, tu t’es senti trahi, tu t’es découragé, tu étais au bord d’un désert et il ne servait à rien d’aller plus loin, tout était vain.

Le lendemain, on fêtait l’anniversaire de ton arrière-grand-père, il trônait à un bout de la table, toi tu étais de l’autre côté, tu n’as rien vu d’ailleurs quand il a soufflé sur ses bougies. Tu étais trop loin, trop petit. Tu te souviens juste qu’il avait l’œil à moitié fermé et qu’il trouvait le gâteau si bon pour faire plaisir à ta mère. C’était un âge incroyable, un nombre à trois chiffres, c’était tellement grand et tu ne savais même pas le diviser par ton âge, c’était même plus que l’éternité. Il avait dû voir les dinosaures. Pour toi, la vie n’avait pas de fin. Plus tard, tu as compris mais il te fallait vivre encore plein de fois ce que tu avais vécu pour être le plus âgé de la troupe. Et tu as décrété qu’il ne fallait pas compter les premières années puisque tu n’en avais aucun souvenir. Cela te permettait de dormir et de rêver à autre chose. Seulement tu savais compter, tout a changé et l’horloge a tourné pour toi aussi. Et quand les punitions pleuvaient, il s’agissait toujours de copier cent fois des verbes à des temps que n’utilisait même plus ton aïeul.

La règle de trois a été la plus dure à avaler, cela t’a gavé ces pourcentages, tout était relativisé. En fait c’était la règle du sacrifice qui passait mal, refuser de vivre le présent pour se régaler d’un avenir hypothétique. 

Ah ! Ce refrain, passe ton bac, tu verras, après cela ira tout seul. On t’a promis une carotte pour t’encourager, c’était cent quelque chose mais quelque chose sans beaucoup d’amour. Mais il n’y avait pas que toi, tes copains c’était pareil. Le père de Joseph chantait la même rengaine, à croire qu’il avait fréquenté la même taule que ton père. Alors bien-sûr, vous les avez crus, vous étiez des bons garçons quand-même. Des pommes ! Pire des betteraves, engluées dans le sol, incapables de voir au loin, de regarder le soleil qui brillait pour tout le monde. Il fallait tout supporter, même ce prof, au prénom mythologique, Ulysse qu’il s’appelait, tout droit sorti d’une légion étrangère au genre humain. Il prétendait te faire nager cent longueurs dans le bassin au milieu des sirènes auxquelles il apprenait à plonger. Elles ne demandaient qu’à rire, et des jambes à vous dégoûter de la géométrie pour le restant de vos jours. Quand vous avez mis la tête d’Ulysse sous l’eau, il a cru qu’il ne reverrait plus sa Pénélope. L’envie de gueuler lui a passé ce jour-là, il a fait semblant d’oublier l’épisode, il ne devait pas être clair non plus celui-là… 

Heureusement, un jour elle t’a dit que son cœur battait à cent à l’heure, tu ne l’as pas cru, tu y as mis la main, c’est vrai que cela bougeait, tu as voulu vérifié, tu y as mis l’oreille, t’aurais pas dû regarder, ton cœur aussi s’est affolé, tu as cru que t’allais faire sauter le compteur. T’étais fichu, le virus était inoculé mais tu ne t’es pas plaint, tu en as redemandé même. Tu n’as pas bien compris l’air réjoui qu’elle a eu quand le prof de philo a dit que dans cent jours on aurait les résultats du bac, une espèce de loto auquel t’étais obligé de jouer. C’était loin, tu aurais voulu que vos charmantes discussions durent toujours. Apprendre à la connaître, c’était l’aimer et tu pensais que la vie ne suffirait pas à la découvrir. Mais elle n’y croyait plus, elle voulait que cela finisse au plus vite, elle n’était pas sincère ? Elle n’a pas cru en toi, tu ne lui as peut-être pas dit clairement les choses. Les sentiments s’accommodent pas mal à la pudeur-mayonnaise. Dommage ! Enfin, t’as pu mettre son image dans ton missel même si tu as perdu la fois. Il te reste un petit pincement au cœur à chaque fois que tu vois une silhouette qui lui ressemble, tu tressautes quand tu entends ton prénom prononcé avec cette intonation si particulière qui était la sienne. 

Toute ta vie, tu n’as entendu que cela ! Était-ce bien une vie, d’ailleurs ? Cela ira mieux demain ? La vie, c’était demain. En attendant, il te fallait serrer les fesses. 

Après le bac, c’était pire que le bac. C’était les mêmes salades, mais les cageots étaient remplis à dégueuler les feuilles. Il n’y avait que le bénédicité qui ne changeait pas mais en plus, il fallait le réciter à genoux. Cela ira mieux l’année prochaine, ce sera plus cool. En attendant, tu profiteras de tes vacances pour réviser ton anglais sous le ciel gris des fantômes. Ne t’inquiète pas, le soleil tu le verras, l’année prochaine, il t’attend. Cette rengaine, tu l’avais dans le sang. T’as de la chance quand-même, il y en a qui ne supportent pas les études. Après le concours, cela ira mieux. Ouais, c’est ce qu’on croyait mais on ne les a pas vus les cent tours de manèges, il fallait ingurgiter des trucs indigestes à vous détruire l’imagination pour plusieurs générations.
 Au départ, on partait avec un sérieux handicap parce que les vieux n’étaient pas folichons. À la fin, on ne savait plus rien faire d’autre que de tourner les pages de leurs satanés bouquins, on avait une maladie professionnelle avant de bosser. 

Tu te rappelles la première fois que l’homme au képi t’a sifflé, ton cœur s’est mis à battre à cent à l’heure, il prétendait que ta guimbarde avait roulé à plus de cent. Il a été sympa, c’était bon pour une fois. Je crois qu’il a esquissé l’ombre d’un sourire sous sa sévère moustache. Il a du penser à sa première fois, ce grand nigaud !

La vie, tu n’en avais rien vu alors ils t’ont enfermé dans une prison, histoire de voir si tu pouvais vraiment te passer de soleil et penser selon la méthode du manuel qu’ils avaient utilisé pour perdre la guerre de 14. T’étais bon pour le service, il suffisait de te donner une perm de 36 h, juste le temps de dormir dans le train et tu étais content, tu vivais dans la hantise qu’on te sucre ta perm et que le train parte sans toi. Cent, c’est beaucoup quand-même, mais quand t’en as plus compté que cent, le sourire est revenu garnir ta tête de bagnard.

C’est quand le train t’a ramené chez toi que les ennuis ont commencé. Tu t’étais ennuyé à cent à l’heure alors t’avais le droit de te rattraper, rattraper le temps perdu et pour y arriver tu pouvais toujours courir. Alors, tu as eu le droit aux vieilles rengaines. Ils n’ont plus osé parler de demain, ils ont dit plus tard, un temps indéfinissable… En fait, un temps qui dépendait de toi, le temps que tu t’y fasses et si tu ne t’y fais pas, c’est du pareil au même. Mais tu as bien vu que cela ne dépendait pas de toi, il fallait attendre que les autres là-haut, ils décrochent. 

Quand tu dépassais le cent avec ta bagnole intérieur-cuir, ton cœur blasé ne battait plus la chamade. L’homme casqué n’était plus ému, ta voix ne tremblait plus, elle avait cette tranquille assurance qui méritait à elle-seule une amende à cent balles. Hors les chiffres, rien ne semblait te faire trembler. 

Alors tu as voulu recommencer à zéro, tu as acheté à contrecœur un collier de cent perles à la demoiselle, cela ne te plaisait pas vraiment mais tu as pensé que cela lui irait mieux sur son cardigan mauve quand elle aurait des cheveux blancs. Tu n’as pas osé lui dire mais il fallait bien marquer le coup, la naissance du premier quand-même.

À la réunion de famille, t’étais presqu’au centre entre tes parents et tes neveux. C’était fichu, t’étais pris, le loyer, les gosses, les vacances à payer… sauf que pour toi, il n’y en avait pas des vacances. Ton sac à dos, celui que tu as eu la chance de porter une fois ou deux peut-être, celui qui t’avait donné l’impression d’être libre, il fallait l’oublier. C’était un rêve, l’insouciance, cela n’existe pas, les chansons, on les chante pour oublier. Aujourd’hui, c’est les valises, et la plage c’est pour tout le monde et toi-aussi, tu n’es pas dispensé.

Alors tu gamberges à cent à l’heure, tu fais tourner toutes ces choses qu’on a mises dans ta cervelle. Tu as tout juste le droit de dormir et encore, pas toujours! Tu reconnais à peine les gens autour de toi, tu sembles toujours penser à autre chose, c’est vrai tu as l’air triste comme si tu venais de réaliser que tu ne pourrais pas rouler dans la même voiture gris métallisée que le voisin du quatrième. Tant pis, on ne peut pas tout avoir, ta femme a opté pour la cuisine selon les conseils du décorateur, parce que tu as toujours eu peur d’afficher tes goûts et d’affronter le regard de l’autre. 

Heureusement, tu as eu envie de tout plaquer, ce n’était qu’une envie mais cela prouvait que le fond était bon. C’est quand-même intéressant de perdre sa vie dans ces conditions, tout était bien organisé, tu n’avais pas une minute à toi, sans cesse sollicité. Et puis, il faut avouer que c’est plus facile d’avancer sur les rails que de tracer sa voie. Tu as essayé de te regarder avec tendresse et même avec de la bienveillance mais tu n’as pas su apprivoiser le miroir et t’es revenu pousser, comme les autres, pour faire tourner le manège. Les cent tours, tu les as comptés, ils t’ont donné des cales aux mains.

Tes enfants t’ont offert pour ta fête des pères un livre avec les cent plus beaux tableaux ou monuments ou je ne sais quoi, des livres de cimetière à te dégouter de l’art, des livres sans vie et tu t’es aperçu que tu n’avais jamais rien partagé avec eux, tu étais passé à côté du monde au pas d’un cheval borné par ses œillères. 

Évidemment, un jour les enfants sont partis. 

Aux réunions de famille, tu te rapprochais du bout de la table. Les rangs se sont clairsemés, il y avait beaucoup de jeunes, beaucoup de plus jeunes. Tu as eu le droit de t’endetter pour acheter ta geôle. De toute façon, tu seras libre quand t’auras cent briques, c’était presqu’écrit. Tu n’as pas le choix, dépêche-toi dans dix ans il sera trop tard. Dans dix ans, tu seras réformé, tu seras un raté pour toujours, un raté depuis toujours, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Rassure-toi, les autres ont été pris dans le même filet à papillons. Les illusions, ce sont des bidules qui ne se rachètent pas. Et si tu veux crever propre, t’as intérêt à assurer tes arrières. 

Comme tu as été sage, tu auras le droit d’aller voir les bandes dessinées dans les pyramides, histoire de mélanger les centaines avec les milliers d’années. Et s’il te reste cent sous, on te fera une nouvelle salle de bains ou une piscine dans le jardin pour que les petits-enfants viennent te voir. Avec ta santé, mon gars, tu feras partie des centenaires. Pas pour jouer à la belote, non, pour montrer que cent ans, c’est vite passé, plus vite que tu ne l’avais pas imaginé. Avoue que tu n’as pas imaginé grand-chose, toujours en train de compter, t’as suivi la route, tu ne l’as même pas tracée, tu as juste soulevé un peu de poussière pour que les suivants y croient encore.

 Alors, assis à un bout de la table, tu t’accroches pour ne pas tomber. Tu regardes avec ton œil à moitié fermé, ce gâteau aux fraises et derrière les bougies, à l’autre bout de la table, la frimousse, naïve comme l’espoir, d’un petit garçon. Il ne sait pas encore compter jusqu’à cent.  



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2 commentaires:

  1. Cent galères qui se succèdent avec l'espoir que demain sera mieux, la vie en somme..:-)

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  2. Un jeu sur les mots, aucune portée philo pour ce texte qui passe à côté des belles pages de la vie.

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